En 2018, le Conseil d’Etat avait admis que l’existence d’un intérêt patrimonial du détenteur d’un bien appartenant au domaine public pouvait constituer un bien au sens des stipulations de l’article 1er du protocole additionnel n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tout en précisant que la reconnaissance de son appartenance au domaine public justifiait qu’il soit rendu à son propriétaire, l’Etat, sans que soit méconnue l’exigence de respect d’un juste équilibre entre les intérêts privés de ses détenteurs et l’intérêt public majeur qui s’attache à la protection de cette œuvre d’art. (CE, 21 juin 2018, Société Pierre Bergé et associés et autres, n° 408822, aux Tables).
Toutefois, le Conseil d’Etat n’avait pas eu à se prononcer sur la question d’une éventuelle indemnisation du détenteur du bien.
L’affaire ici commentée lui en a donné l’occasion (CE, 22 juillet 2022, n° 458590, au Recueil).
En l’espèce, la famille du requérant avait acquis en 1901 un manuscrit du XVe siècle, comportant un texte attribué à Saint-Thomas d’Aquin. En 2016, la famille avait sollicité auprès du ministre de la culture le certificat requis pour l’exportation hors du territoire national des biens culturels, autres que les trésors nationaux, présentant un intérêt notamment historique ou artistique, en vue de la vente du manuscrit. Le ministre de la culture avait refusé de délivrer ce certificat et demandé la restitution du manuscrit comme appartenant au domaine public de l’Etat.
Le requérant avait alors saisi le juge administratif d’une demande tendant à la condamnation de l’Etat à lui verser une indemnité présentée comme étant la valeur vénale du bien, en réparation du préjudice moral et financier qu’elle estimait avoir subi. Cette demande avait été rejetée et le rejet avait été contesté devant le juge administratif. Alors que le tribunal administratif avait rejeté la requête, la cour administrative d’appel avait annulé le jugement et condamné l’Etat à verser à M. X une indemnité en réparation de la perte de son intérêt patrimonial à jouir du manuscrit. L’Etat avait formé un pourvoi en cassation. Le requérant avait, par la voie du pourvoi incident, demandé l’annulation de cet arrêt en tant qu’il n’avait pas fait intégralement droit à sa demande. Les deux pourvois ont été rejetés.
Tout d’abord, Conseil d’Etat énonce que plusieurs conditions doivent être réunies pour indemniser le préjudice lié à la perte d’un intérêt patrimonial à jouir du bien pour le détenteur de bonne foi d’un bien appartenant au domaine public : il faut que cette restitution constitue pour le détenteur de bonne foi « une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ».
La formulation de ces critères n’est pas sans rappeler celle de la jurisprudence Bitouzet de 1998 relative aux servitudes d’urbanisme, particulièrement stricte, jusqu’à ce jour seule exception au régime de droit commun de la responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques.
Par ailleurs, le détenteur de bonne foi peut prétendre « à l’indemnisation des dépenses nécessaires à la conservation du bien qu’il a pu être conduit à exposer ainsi que, en cas de faute de l’administration, à l’indemnisation de tout préjudice directement causé par cette faute ».
Faisant application de ces principes au litige, le Conseil d’Etat considère que la privation de l’intérêt patrimonial à jouir du manuscrit constituait bien pour la famille qui le détenait de bonne foi depuis 1901 une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi.
S’il valide le principe de l’indemnisation au cas d’espèce, le Conseil d’Etat rejette néanmoins le moyen tiré de ce que l’indemnisation du préjudice financier devait être égale à la valeur vénale du manuscrit, le préjudice allégué ne résultant pas d’une privation de propriété, mais d’une privation de jouissance d’un bien n’ayant jamais cessé d’appartenir au domaine public.