Dans un récent arrêt, la Cour de cassation s’est penchée sur les demandes de réparation formées par des ayants-droit de victimes de faits d’esclavage (Civ. 1ère 5 juillet 2023, n°22-13457, FS).
En effet, à partir des années 2000, l’association Mouvement International pour les Réparations Martinique (ci-après MIR) a engagé successivement diverses procédures judiciaires à l’encontre de l’Etat, représenté par l’Agent Judiciaire de l’Etat, afin d’obtenir sa condamnation à réparer les crimes de traite et de l’esclavage d’êtres humains commis en Martinique pendant une période sombre de l’Histoire.
Ainsi, selon exploit d’huissier du 30 mai 2005, l’association MIR a assigné l’Etat français devant le tribunal de grande instance de Fort-de-France afin de voir reconnaître sa responsabilité dans ces crimes et que soit ordonnée une expertise afin d’évaluer les préjudices qui en découlent. Plusieurs personnes physiques se sont jointes à cette action.
Par jugement du 29 avril 2014, le tribunal de grande instance de Fort-de-France, opérant une distinction entre les personnes physiques ayant communiqué une généalogie les rattachant à un ancêtre et les autres, a déclaré irrecevables en leur action une partie de ces personnes, tandis que les autres ont été déboutées, au fond, de leurs demandes. Le tribunal a notamment retenu que les actions engagées par les parties déclarées recevables tant en qualité d’ayants droit des victimes qu’à titre personnel étaient prescrites, estimant en outre qu’elles ne justifiaient pas d’un préjudice personnel et actuel suffisamment rattachable aux crimes subis par leurs ancêtres.
Ce jugement a ensuite été confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Fort-de-France du 19 décembre 2017, sauf s’agissant des ayants droit qu’elle a déclarés irrecevables.
Puis, par arrêt du 17 avril 2019, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi alors formé notamment par l’association MIR contre la décision du 19 décembre 2017 aux motifs que « l’arrêt retient, à bon droit, que les articles 211-1 et 212-1 du code pénal, réprimant les crimes contre l’humanité, sont entrés en vigueur le 1er mars 1994 et ne peuvent s’appliquer aux faits antérieurs à cette date, en raison des principes de légalité des délits et des peines et de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère ;
Et attendu qu’après avoir énoncé que la loi du 21 mai 2001 n’avait apporté aucune atténuation à ces principes et que l’action sur le fondement de l’article 1382, devenu 1240 du code civil, de nature à engager la responsabilité de l’Etat indépendamment de toute qualification pénale des faits, était soumise à la fois à la prescription de l’ancien article 2262 du même code et à la déchéance des créances contre l’Etat prévue à l’article 9 de la loi du 29 janvier 1831, devenu l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968, la cour d’appel a exactement décidé que cette action, en tant qu’elle portait sur des faits ayant pris fin en 1848 et malgré la suspension de la prescription jusqu’au jour où les victimes, ou leurs ayants droit, ont été en mesure d’agir, était prescrite en l’absence de démonstration d’un empêchement qui se serait prolongé durant plus de cent ans » (1re Civ., 17 avril 2019, n° 18-13.894, publié au Bull. 2019, I).
Parallèlement à cette procédure, agissant avec 48 personnes physiques, l’association Comité d’Organisation du 10 Mai ainsi que le Comité International du Peuple Noir, et reprenant les mêmes demandes, selon assignation du 20 mars 2014, l’association MIR a engagé une deuxième procédure à l’encontre de l’État français aux fins d’expertise, de réparation et d’indemnisation des crimes de traite négrière et d’esclavage.
Par jugement du 4 avril 2017, le tribunal de grande instance de Fort-de-France a déclaré irrecevables les demandes de l’association MIR déjà parties à la précédente procédure identique ayant donné lieu au jugement du 29 avril 2014.
Il a par ailleurs débouté les autres demandeurs de leurs prétentions, après avoir relevé que l’action entreprise contre l’État visant des faits commis entre les XVe et XIXe siècles se heurtait à la prescription quadriennale de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968.
En outre, dans son jugement, le tribunal a rappelé que la loi dite « Taubira » du 21 mai 2001, qui reconnaît que la traite et l’esclavage d’êtres humains constituent des crimes contre l’humanité, a uniquement pour objet d’encourager et favoriser diverses actions de coopération et de commémoration et souligné qu’il s’agissait d’un texte qui « n’a pas de portée normative, et n’ouvre pas un droit à réparation financière ou à une action en réparation de quelque nature au profit des descendants des populations ayant fait l’objet de tels faits ». Le tribunal a également souligné que la loi du 26 décembre 1964 ayant prévu l’imprescriptibilité pour les crimes contre l’humanité, visait les faits commis pendant la seconde guerre mondiale et n’avait un caractère rétroactif que dans ce cadre tout à fait particulier.
Ce jugement a fait l’objet d’un appel selon acte du 30 mai 2017.
Selon arrêt du 18 janvier 2022, la cour d’appel de Fort-de-France a partiellement infirmé le jugement entrepris en ce qu’il avait déclaré recevables en leur action les personnes physiques et rejeté les demandes des autres appelants personnes physiques présentées en qualité d’ayants droit.
La cour d’appel a déclaré irrecevables les demandeurs personnes physiques en leur action, faute de démontrer leur qualité et leur intérêt à agir puis a déclaré irrecevables comme prescrites les demandes présentées par les autres appelants en leur qualité d’ayants droit.
Un pourvoi a été formé par le MIR, l’association Comité d’organisation du 10 mai et le Comité International des Peuples Noirs, outre les demandeurs personnes physiques qui a donné lieu à l’arrêt commenté.
Un premier moyen reprochait à l’arrêt attaqué d’avoir déclaré irrecevables comme prescrites, les demandes de réparation présentées par les appelants en leur qualité d’ayants droit des victimes de faits d’esclavage. C’est à la délicate question du point de départ de la prescription d’une telle action « hors norme » que la Cour de cassation devait répondre, outre un autre moyen relatif à la réparation d’un « préjudice transgénérationnel » de nature épigénétique qui se déduirait de la seule qualité de descendant d’un fait traumatique, en l’occurrence l’esclavage.
Sur le premier point concernant le point de départ de la prescription, la Cour de cassation apporte une précision importante. Elle approuve en effet la motivation des juges d’appel ayant retenu que, si l’esclavage avait été définitivement aboli par le décret provisoire de la République française du 27 avril 1848, les esclaves affranchis n’avaient pu avoir immédiatement ni la capacité, ni la conscience de leur droit d’agir et déduit que la prescription n’avait commencé à courir qu’à compter du jour où les nations civilisées avaient reconnu la notion de crime contre l’humanité avec l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide approuvée par l’assemblée générale des Nations Unies du 9 décembre 1948 et la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950.
En estimant que les ayants droit des victimes avaient alors été à même d’apprécier les conséquences des atteintes résultant de l’esclavage et de la traite négrière, sans qu’il soit démontré qu’ils avaient été empêchés d’agir au-delà de cette période, la cour d’appel donc procédé à la recherche prétendument omise.
Ensuite, quant à la réparation d’un préjudice « transgénérationnel » subi par les descendants des victimes de l’esclavage et de la traite négrière et de sa réparation, sa dimension déborde largement la sphère juridique. Cette notion de préjudice transgénérationnel qu’il soit épigénétique, ce qui soulève des controverses scientifiques, ou qu’il relève du domaine de la psychologie ou de l’école sociale, a certes trouvé une forme de reconnaissance en droit international au travers de la jurisprudence de la cour pénale internationale. Mais, quoi qu’il en soit de l’écho qu’elle trouve en droit interne, la question des conditions de la réparation reste entière puisque celle-ci doit obéir aux règles fixées par le droit commun de la responsabilité civile lorsque l’action est fondée principalement sur l’article 1240 du code civil comme en l’espèce.
C’est donc au regard des règles du droit commun de la responsabilité civile que la Cour de cassation devait statuer.
Or, elle a rejeté le moyen comme étant non fondé dès lors que après avoir constaté qu’aucune des personnes physiques ne produisait de pièces établissant qu’elle souffrait individuellement d’un dommage propre rattachable de manière directe et certaine aux crimes subis par ses ascendants victimes de la traite et de l’esclavage, la cour d’appel a exactement retenu que les seules références, d’une part, à des travaux universitaires mettant en évidence des préjudices transgénérationnels liés à l’influence de l’environnement de l’homme sur la génétique et à l’existence de phénomènes de transmission de traumatismes collectifs historiques à caractère déshumanisant, d’autre part, à des préjudices matériels et moraux vécus par l’ensemble des descendants d’esclaves, ne caractérisaient pas l’existence d’un préjudice certain, direct et personnel en lien avec la traite négrière et l’esclavage.
Sans réfuter l’existence d’un tel préjudice, la Cour de cassation rappelle simplement que les conditions de la responsabilité civile de droit commun n’étaient pas réunies en l’espèce.
Dès lors, contrairement à ce qui était soutenu, l’existence d’un « préjudice nécessaire » ne pouvait être accueillie sur le fondement notamment de l’article 1240 du code civil et sans que soit niées ou contestées les conséquences traumatisantes sur les descendants d’esclave de cette violence sociale que fut l’esclavage. Ce préjudice tout à fait spécifique appelle une réparation spécifique, laquelle relève de la loi.