Par exploit d’huissier, l’ancien maire d’une commune a fait citer le nouveau maire de cette commune devant le tribunal correctionnel du chef de diffamation publique envers un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public, pour avoir notamment publié un communiqué de presse sur la page Facebook de la ville « Vivre à T » imputant à l’ancien maire la responsabilité d’ « emplois de complaisance » et d’ « emplois suspects », en tenant les propos suivants : « Emplois suspects : le maire de T demande des comptes à l’ancien maire. M. D Maire de T depuis le 5 juillet 2020, a envoyé un courrier à M. G, ancien maire de la commune, pour lui demander des éclaircissements sur plusieurs cas suspects d’emplois de complaisance ».
Le tribunal correctionnel a toutefois relaxé le maire des fins de la poursuite et sur l’action civile, il a déclaré recevable la constitution de partie civile de l’ancien maire tout en le déboutant de ses demandes compte tenu de la relaxe prononcée.
La partie civile avait donc relevé appel. Le maire actuel, relaxé, avait pour sa part, soulevé à titre principal l’incompétence du juge judiciaire en se fondant sur l’absence de caractère détachable de la faute et civile et à titre subsidiaire l’absence de toute faute civile.
Par arrêt du 10 novembre 2022, la cour d’appel a dit que le maire a commis une faute civile résultant de l’allégation de faits contraires à l’honneur ou à la considération de l’ancien maire et s’est déclarée incompétente pour accorder des réparations civiles, en l’absence de faute détachable.
Le maire relaxé s’est alors pourvu contre cet arrêt en soulevant deux moyens de cassation.
Premièrement, il a critiqué l’arrêt attaqué en ce qu’il a dit qu’il a commis une faute civile résultant de l’allégation de faits contraires à l’honneur ou à la considération puis a déclaré la cour incompétente pour accorder des réparations civiles alors qu’il avait soutenu à titre principal, l’incompétence du juge judiciaire pour statuer sur sa responsabilité et, à titre subsidiaire, l’absence de faute civile.
Cette argumentation, en ce qu’elle développait le moyen d’incompétence à titre principal, laissait entendre que la cour d’appel devait statuer sur sa compétence sans se prononcer sur l’existence d’une faute civile, en examinant uniquement si la faute alléguée par la partie civile à partir des faits objet des poursuites était ou non une faute personnelle détachable de la fonction.
Ce premier moyen de cassation posait donc la question de l’office de la cour d’appel, saisie du seul appel de la partie civile contre un jugement de relaxe et devant laquelle était soulevée l’incompétence du juge judiciaire pour statuer sur la responsabilité de l’agent public.
De jurisprudence constante et ancienne, en application du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires issu de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 fructidor An III, la chambre criminelle retient que les tribunaux judiciaires ne sont compétents pour apprécier la responsabilité civile de l’agent d’un service public que lorsqu’ils relèvent à la charge de celui-ci une faute personnelle détachable de la fonction (Crim. 28 octobre 1981, n° 81-90.228, Bull. crim. n° 287).
Dans un arrêt en date du 17 octobre 2023 (Req n°22-87470 à paraître), le moyen n’a toutefois pas été admis sans grande surprise.
Depuis, l’arrêt du 5 février 2014 (Crim. 5 février 2014, Bull. crim. n°35) tirant les conséquences de l’arrêt Lagardère de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, Lagardère c. France, 12 avril 2012, req. n°18851/07), la chambre criminelle retient que si la cour d’appel, saisie du seul appel de la partie civile contre un jugement de relaxe, ne peut constater dans ses motifs que les éléments constitutifs de l’infraction sont caractérisés à l’encontre de la personne définitivement relaxée, la partie civile peut obtenir réparation de la personne relaxée du dommage résultant de la faute civile démontrée à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite.
Avant cette modification jurisprudentielle, la cour d’appel, saisie de l’appel de la seule partie civile contre le jugement de relaxe, recherchait si les faits déférés constituaient une infraction pénale de sorte que l’office du juge, dans le cadre de l’action civile, conservait une coloration pénale forte (Crim 26 septembre 1989, n° 88-80.281 ; 10 septembre 2008, n° 08-84.164 ; Crim. 15 septembre 2015, n° 14-85.726).
Dans ce cadre, l’existence de la faute sous l’angle pénal était appréciée par le juge judiciaire qui, dans un second temps, s’il estimait que cette faute ne constituait pas une faute personnelle détachable de la fonction, se déclarait incompétent.
Depuis l’arrêt du 5 février 2014, la cour d’appel doit rechercher l’existence d’une faute civile. Cette jurisprudence a récemment été confirmée dans un arrêt (Crim., 14 mars 2023, pourvoi n° 21-86.163), portant également sur une affaire de diffamation publique.
Elle est préalable à une discussion sur l’incompétence du juge judiciaire pour statuer sur les réparations.
Le second moyen reprochait ensuite à l’arrêt d’avoir dit que le maire actuel avait commis une faute civile.
La première branche critiquait l’arrêt d’avoir retenu que les propos poursuivis imputaient à l’ancien maire d’être à l’origine ou d’avoir toléré des cas suspects d’emploi de complaisance, la mention « demande des comptes à l’ancien maire » étant sans ambiguïté et renvoyant à l’expression « demander des éclaircissements » n’imputant pas une participation personnelle à une infraction pénale.
Ensuite les autres critiques portaient sur les motifs de l’arrêt ayant retenu, pour écarter la bonne foi, l’absence de base factuelle suffisante.
On sait qu’il appartient à la Cour de cassation d’exercer son contrôle sur le point de savoir si, dans les propos retenus dans la prévention, se retrouvent les éléments légaux de la diffamation publique, tels qu’ils sont définis par la loi du 29 juillet 1881 (Crim. 28 juin 2017, n° 16-80.301).
Et, lorsque le caractère diffamatoire des propos est avéré, le prévenu poursuivi du chef de diffamation peut se prévaloir, au soutien de sa relaxe ou de l’absence de faute civile, de l’excuse de bonne foi (article 35).
Par ailleurs, l’article 10 alinéa 1er de la Convention européenne des droits de l’homme garantit la liberté d’expression, laquelle comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière.
Ce droit n’est toutefois pas absolu de sorte que l’alinéa second prévoit la possibilité pour les Etats d’apporter certaines limitations à la liberté d’expression : tel est le cas notamment, dans une société démocratique, des mesures nécessaires à la protection de la santé ou de la morale ainsi qu’à la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
Néanmoins, la Cour européenne des droits de l’homme enserre ces limitations dans un cadre très restrictif, dès lors que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique ainsi que l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun (CEDH, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, série A n°103, § 41 ; CEDH, Fuentes Bobo c. Espagne, req. n°39293/98). Ainsi, toute limitation doit être prévue par la loi, dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et doit être nécessaire dans une société démocratique pour les atteindre.
La condition de nécessité dans une société démocratique conduit à déterminer si l’ingérence incriminée répond à un besoin social impérieux. Les motifs invoqués par les autorités nationales doivent alors être pertinents et suffisants et la mesure incriminée doit être proportionnée au but légitime poursuivi (CEDH, De Lesquen du Plessis-Casso c. France, 12 avril 2012, req. n°54216/09, § 37).
Dans le cadre de ces principes généraux, la Cour européenne veille au respect par les autorités nationales d’une grande liberté dans le domaine du discours politique et sur les sujets d’intérêt général (CEDH, Gde. ch., Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, 22 octobre 2007, req. nos 21279/02 et 36448/02, § 46 ; CEDH, Vajnai c/ Hongrie, 8 juillet 2008, req. n° 3629/06, § 47).
Ainsi, tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général peut recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire être quelque peu immodéré dans ses propos (CEDH, Mamère c. France, 7 novembre 2006, req. n° 12697/03, § 25).
La Cour européenne distingue en outre dans sa jurisprudence, sans égard pour la qualification de droit interne et notamment de la distinction entre diffamation et injure, la déclaration de fait et le jugement de valeur, la matérialité de la première pouvant se prouver tandis que le second ne se prête pas à une preuve de son exactitude (CEDH, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil 1997-I) mais doit reposer sur une base factuelle suffisante sauf à être considéré comme excessif (CEDH, De Haes et Gijsels, préc., § 47 ; CEDH, Oberschlick c. Autriche (n°2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV ; CEDH, Brasilier c. France, 11 avril 2006, req. n° 71343/01, § 36 ; CEDH, 22 octobre 2007, Lindon, Otchakovsky-Laurens, et July c/ France, req. n° 21279/02 et n° 36448/02, § 55).
Cette nécessité vaut même en présence d’un sujet d’intérêt général (CEDH, De Lesquen du Plessis-Casso c. France, 30 janvier 2014, req. n° 34400/10, § 33).
En droit interne, outre la preuve de la vérité des faits (loi du 29 juillet 1881, article 35) dont les critères trop strictes restreignent le champ d’application de l’article 10 de la convention européenne, la jurisprudence a depuis plusieurs années étendu la notion de bonne foi à l’hypothèse où se cumulent quatre circonstances particulières : la prudence dans l’expression de la pensée, le respect du devoir d’enquête préalable, l’absence d’animosité personnelle et la poursuite d’un but légitime (Civ. 2e, 27 mars 2003, n° 00-20.461 ; Civ. 2e 14 mars 2002, Bull. civ. II n°41).
Cette définition n’est toutefois pas figée puisque à l’aune de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme centrée sur la notion de proportionnalité et tendant à élargir au maximum le champ de cette liberté, la Cour de cassation concentre l’intensité de son contrôle sur la participation à un débat d’intérêt général et l’existence d’une base factuelle suffisante (cf récemment Crim. 5 septembre 2023, n° 22-84763, F-B, Dalloz actualité, 5 octobre 2023, obs. S Lavric).
C’est d’ailleurs au visa de l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme et non de l’article 593 du code de procédure pénale comme elle l’a fait dans l’arrêt du 5 septembre 2023 que la chambre criminelle censure ici les juges d’appel pour avoir relevé, certes selon elle à juste titre le caractère attentatoire à l’honneur et à la considération des propos tenus par le nouveau maire vis-à-vis de l’ancien caractérisant l’existence d’une faute civile, mais écarté l’excuse de la bonne foi par des motifs erronés.
En effet, pour écarter la bonne foi du maire les juges d’appel avaient énoncé que si les propos litigieux s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général portant sur la gestion de la municipalité et avaient été tenus dans le cadre d’une polémique politique opposant le nouveau et l’ancien maire, il n’était produit par le prévenu aucun élément permettant d’établir ou de supposer qu’il y aurait eu plusieurs cas suspects d’emplois de complaisance, les pièces ne concernant qu’une employée pour laquelle la base factuelle était particulièrement faible. Les juges avaient en outre considéré que le maire avait manqué de prudence et de mesure dans l’expression en employant les termes « demande des comptes », « emplois suspects » et « emplois de complaisance ».
Procédant au contrôle très poussé qu’elle exerce en ce domaine, la chambre criminelle a d’abord considéré que le propos incriminé reposait sur une base factuelle suffisante puisque le maire avait en réalité produit des pièces démontrant avoir procédé pendant plusieurs mois à des vérifications internes avant de demander des explications à son prédécesseur.
Ensuite, elle a estimé que les termes employés n’avaient pas dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression d’un opposant politique non professionnel de l’information dans le contexte de possible infractions pénales commises par l’ancien maire de la commune.
Mettant elle-même fin au litige, la Cour de cassation a donc, après cassation et annulation, dit n’y avoir lieu à renvoi.
On le voit, la tolérance est large en matière de liberté d’expression dès lors que celle-ci s’inscrit dans le cadre d’un débat politique.