La Cour de cassation a confirmé que la mise en examen d’un cimentier français pour complicité de crimes contre l’humanité en raison du maintien de son activité en Syrie malgré la présence de l’État Islamique mais annulé sa mise en examen pour mise en danger de la vie des salariés ayant accompli leur prestation sur ce site en Syrie (Crim., 16 janvier 2024, pourvoi n° 22-83.681).
Cet arrêt du 16 janvier 2024 est appelé à rencontrer un fort retentissement et constitue un rebondissement important dans l’affaire impliquant un grand cimentier français ayant continué son activité en Syrie alors que ce territoire faisait l’objet de combats et d’occupations par différents groupes armés, dont l’organisation dite État islamique (EI).
En effet, la Cour de cassation a de nouveau eu à connaître de cette affaire dans le cadre d’un second pourvoi formé par la société L.
Dans le cadre de ce second pourvoi, la société mise en cause soutenait notamment que les juridictions françaises n’étaient pas compétentes pour connaître des comportements infractionnels commis en Syrie et spécialement de la qualification de crime contre l’humanité (I).
De plus, elle se prévalait de ce que sa mise en examen pour mise en danger de la vie d’autrui par violation manifestement délibérée d’obligations particulières de prudence ou de sécurité imposées par la loi ou le règlement français n’était pas possible lorsque les règles de conflit de lois désignent une loi étrangère comme applicable aux contrats de travail la reliant aux salariés parties civiles (II).
- L’impossibilité de juger à nouveau la question définitivement tranchée de la compétence des juridictions françaises
Au cours de l’instruction préparatoire, la société mise en cause avait soulevé la nullité de sa mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité et avait fait valoir que les juridictions françaises n’étaient pas compétentes pour connaître de ces faits commis en Syrie.
La chambre de l’instruction initialement saisie de cette exception d’incompétence l’avait rejetée, par un arrêt du 7 novembre 2019.
Toutefois, on rappellera qu’elle avait annulé la mise en examen pour complicité de crime contre l’humanité aux motifs que si la société L avait connaissance des exactions commises par les groupes islamistes actifs dans la région au premier rang desquels l’État islamique et qu’elle leur avait versé des fonds en connaissance de cause, outre que les exactions commises relevaient de la qualification d’actes de terrorisme et de crimes contre l’humanité, l’élément intentionnel de la complicité devait être écarté.
La chambre de l’instruction avait précisément indiqué que des paiements avaient été effectués à hauteur de 15 562 261 dollars au profits de fournisseurs liés à l’EI au moyen de la trésorerie de la société LCS, ce dont il se déduisait que la société L avait financé les activités de l’EI mais que le versement en connaissance de cause d’une somme de plusieurs millions de dollars à une organisation dont l’objet n’est que criminel ne suffisait pas à caractériser la complicité par aide et assistance de crime contre l’humanité.
A l’occasion des pourvois formés par les parties civiles contre cette annulation, la société L qui avait elle-même formé un pourvoi contestant sa mise en examen pour d’autres infractions, n’avait pas contesté la compétence de la juridiction française pour statuer sur la qualification de complicité de crimes contre l’humanité.
Par son arrêt du 7 septembre 2021 (n° 19-87.367, publié), la chambre criminelle avait censuré la motivation de l’arrêt attaqué concernant la complicité de crimes contre l’humanité en relevant au contraire que le versement en connaissance de cause d’une somme de plusieurs millions de dollars à une organisation dont l’objet n’est que criminel suffit à caractériser la complicité par aide et assistance et qu’il n’importait, en second lieu, que le complice agisse en vue de la poursuite d’une activité commerciale, circonstance ressortissant au mobile et non à l’élément intentionnel.
Mais, pour autant la chambre criminelle n’avait pas annulé d’autres chefs de dispositif de cet arrêt dont celui englobant la question de la compétence de la juridiction française dument retenue par la chambre de l’instruction.
L’étendue de la saisine de la juridiction de renvoi et ses pouvoirs étaient parfaitement clairs : la chambre criminelle devait statuer à nouveau sur la demande d’annulation de la mise en examen du chef de complicité de crimes contre l’humanité et non sur celle tendant à voir déclarer les juridictions françaises incompétentes pour connaître de ces faits dont Lafarge SA avait décidé de ne pas attaquer le rejet devant la Cour de cassation.
Pour autant, la société L avait cru pouvoir reprendre devant la chambre de l’instruction de renvoi ce moyen tiré de l’incompétence de la juridiction française pour statuer sur cette mise en examen. Celui-ci a cependant été rejeté par arrêt du 18 mai 2022.
A l’occasion d’un second pourvoi, la société L devant la Cour de cassation a alors reproché à l’arrêt attaqué d’avoir refusé examiner le moyen tiré de l’incompétence des juridictions françaises et partant d’avoir rejeté sa demande d’annulation de sa mise en examen.
Pour rejeter ce moyen, la chambre criminelle a rappelé l’effet dévolutif du pourvoi en matière pénale, limité par la qualité du demandeur au pourvoi et son intérêt à agir (article 567 CPP) outre la portée de l’arrêt de cassation et la compétence qui en résulte pour la cour de renvoi (article 609-1 CPP), ce dont il résulte que lorsqu’un arrêt est partiellement annulé, la juridiction de renvoi n’est saisie que dans « les limites fixées par l’acte de pourvoi et dans celles de la cassation intervenue ».
Or, la société L n’avait pas, lors de son premier pourvoi en cassation, contesté cette décision alors qu’elle y avait pourtant intérêt dès lors qu’elle restait placée sous le statut de témoin assisté pour les faits de complicité de crimes contre l’humanité en application de l’article 174-1 du code de procédure pénale.
En effet, dans la décision commentée, la Cour de cassation a très justement retenu que la demanderesse au pourvoi ne pouvait « proposer à nouveau, dans la même procédure, un moyen de nullité précédemment rejeté, quand bien même celui-ci porterait sur la compétence de la juridiction d’instruction » (§ 26).
Ce rappel procédural s’agissant de la cassation en matière pénale est tout à fait intéressant dès lors que, contrairement à la cassation civile, le pourvoi incident n’existe pas. Il n’est donc pas possible de formuler un pourvoi incident éventuel, dans l’hypothèse où une cassation sur le pourvoi principal viendrait affecter les droits du défendeur.
C’est donc au moment du dépôt du pourvoi, lequel est au demeurant court cinq jours francs, ou au plus tard au moment du dépôt du mémoire ampliatif qu’il convient de s’interroger quant à la pertinence de soulever un moyen qui découlerait finalement en grande partie de l’annulation d’un chef de dispositif favorable.
Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une décision favorable aux parties civiles puisqu’il en résulte que la société mise en cause demeure mise en examen du chef notamment de complicité de crimes contre l’humanité.
- Le délit de risques causés à autrui ne peut être caractérisé qu’en cas de violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité légale ou réglementaire prévue par le droit français
De façon inédite, la question s’est posée de savoir si un juge pénal français peut connaître de la qualification de mise en danger de la vie d’autrui par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement d’un pays étranger désigné par les règles de conflit de lois.
En premier lieu, la Cour de cassation a considéré que l’article 223-1 du code pénal, incriminant cette infraction, renvoie nécessairement à des dispositions de droit français en prévoyant que le délit est caractérisé par la violation d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité est imposée par la loi ou le règlement.
Elle estime que retenir le contraire reviendrait, d’une part, à méconnaître le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale (article 111-4 du code pénal), et d’autre part, à priver d’effet l’article 111-5 du même code qui permet au juge pénal d’interpréter un acte réglementaire et de contrôler sa légalité lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès qui lui est soumis.
Ensuite, après avoir rappelé les motifs de la chambre de l’instruction de renvoi qui avait considéré que la loi française pouvait être applicable aux contrats de travail litigieux, et en toute hypothèse, que le droit syrien imposait à l’employeur des obligations de sécurité similaires à celles du droit français, la la Cour de cassation a retenu que la chambre de l’instruction ne pouvait écarter l’applicabilité du droit syrien en raison des seules relations entre la société mère française et sa filiale syrienne qui ne sont pas des éléments suffisants pour caractériser des « liens plus étroits » au sens de l’article 8 du règlement dit Rome I régissant les règles de conflit de lois en matière contractuelle, avec la France qu’avec la Syrie.
Elle en a ainsi déduit que seul droit syrien était applicable aux contrats de travail litigieux.
Enfin, elle a conclu qu’il n’était pas possible de mettre en examen la société mise en cause pour mise en danger de la vie d’autrui pour violation d’une norme prévue par un droit étranger.
Si cette décision aura pour conséquence pratique que les salariés – victimes du maintien par le cimentier de son activité malgré les affrontements des groupes armés aux alentours de l’usine – ne pourront agir qu’en Syrie pour obtenir une indemnisation comme partie civile sur ce fondement, elle aura sûrement aussi pour conséquence plus étendue, que toutes les infractions pénales caractérisées par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence ne pourront être punies pour la violation d’une norme d’un droit étranger.