Le préjudice d’attente et d’inquiétude : un nouveau poste de préjudice distinct du préjudice d’affection

Catherine Bauer-Violas
Nathalie Etcheverry

Par deux arrêts de principe du 25 mars 2022, n°20-17.072 et n°20-15.624, la Chambre Mixte de la Cour de cassation a consacré l’autonomie de deux nouveaux « postes » de préjudice : le préjudice d’angoisse de mort imminente et le celui d’angoisse et d’inquiétude.
Nous nous attacherons ici plus précisément à ce dernier poste, que la Cour de Cassation a, dans une de ses formations les plus solennelles, distingué du préjudice d’affection.

A l’origine de cette solution, un pourvoi du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI) reprochant à une cour d’appel d’avoir alloué aux proches (victimes par ricochet) d’une femme tuée lors de l’attentat de Nice, diverses sommes au titre d’un « préjudice d’attente et d’inquiétude » d’une part et au titre du préjudice d’affection d’autre part.
Ainsi, selon le FGTI, les juges du fond auraient indemnisé deux fois un même préjudice, en violation du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit. Il réfutait ainsi le caractère autonome du préjudice d’attente et d’inquiétude du préjudice d’affection.
Cette critique a été écartée par la Chambre Mixte, qui a formulé le principe selon lequel :

« le préjudice d’attente et d’inquiétude que subissent les victimes par ricochet ne se confond pas, ainsi que le retient exactement la cour d’appel, avec le préjudice d’affection, et ne se rattache à aucun autre poste de préjudice indemnisant ces victimes, mais constitue un préjudice spécifique qui est réparé de façon autonome.

Pour ce faire, elle a retenu que

« 4. Les proches d’une personne, qui apprennent que celle-ci se trouve ou s’est trouvée exposée, à l’occasion d’un événement, individuel ou collectif, à un péril de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle, éprouvent une inquiétude liée à la découverte soudaine de ce danger et à l’incertitude pesant sur son sort.
5. La souffrance, qui survient antérieurement à la connaissance de la situation réelle de la personne exposée au péril et qui naît de l’attente et de l’incertitude, est en soi constitutive d’un préjudice directement lié aux circonstances contemporaines de l’événement.
6. Ce préjudice, qui se réalise ainsi entre la découverte de l’événement par les proches et leur connaissance de son issue pour la personne exposée au péril, est, par sa nature et son intensité, un préjudice spécifique qui ouvre droit à indemnisation lorsque la victime directe a subi une atteinte grave ou est décédée des suites de cet événement » (Ch. mixte, 25 mars 2022, pourvoi n° 20-17.072, B+R (rejet)).

Comme attesté tant par sa publication au Bulletin et au Rapport annuel que par la formation qui l’a rendue à savoir une chambre mixte composée de la première chambre civile, de la deuxième chambre civile et de la chambre criminelle, cette décision est d’importance dès lors qu’elle crée un nouveau poste de préjudice, autonome du préjudice d’affection, enrichissant ainsi la « nomenclature Dinthillac », référentiel de réparation des préjudices corporels.
En ce qu’il se situe dans une temporalité très précise – entre la découverte d’un évènement dramatique et la connaissance du sort tragique d’un proche exposé à ce péril – le préjudice d’angoisse et d’attente (autrement dénommé « préjudice situationnel d’angoisse des proches ») se détache du préjudice d’affection qui le suit.

Notons par ailleurs que cette nouvelle catégorie de préjudice, bien que consacrée dans le cadre des attentats, n’est pas limitée à ces drames collectifs puisque la Cour de cassation a entendu dans son attendu de principe ouvrir expressément ce poste à des évènements individuels.
A cet égard, lors de l’audience au cours de laquelle ce pourvoi a été examiné, le Conseiller rapporteur a mentionné que plusieurs pourvois étaient pendants concernant des arrêts de cours d’appel ayant retenu l’existence d’un préjudice d’angoisse et d’attente pour les proches d’une victime qui se trouve ou s’est trouvée exposée, à l’occasion d’un événement individuel, à un péril de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle.
Il conviendra donc d’être attentif au devenir de ces pourvois :

  • soit le FGTI s’inclinera devant la solution de principe dégagée par la Chambre mixte et se désistera de ses pourvois ;
  • soit il persistera dans son argumentation, et dans cette hypothèse, la Cour de Cassation viendra appliquer expressément ladite solution à des victimes par ricochet d’évènements individuels.

Tout laisse à penser que le FGTI optera pour la première hypothèse.
En effet, alors qu’il avait formé un pourvoi à l’encontre d’un arrêt ayant reconnu et indemnisé, outre un préjudice d’affection, le préjudice d’angoisse et d’attente de proches d’une victime s’étant trouvée exposée lors d’un événement individuel exposée à un péril de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle, le FGTI s’en est désisté.
Sûrement préfère-t-il ne pas se voir opposer un arrêt topique devant les juges du fond.
Toujours est-il que, devant les juges du fond, les praticiens peuvent, au regard de l’attendu de principe susvisé, se prévaloir de l’arrêt de la Chambre mixte susvisé même s’il a été rendu dans un contentieux touchant à un événement collectif.
Bien évidemment, si les juges du fond refusaient d’appliquer cette solution, nous ne pouvons que leur conseiller de former un pourvoi en cassation.

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